Bonjour à toutes et tous,
cela fait un moment que l'idée d'écrire un plaidoyer pour l'abeille noire est épinglée quelque part dans les couloirs de mon cerveau. Je passe régulièrement devant, et poursuis mon chemin par manque de temps. Je le prends aujourd'hui.
Constat objectif et scientifique :L'abeille noire
Apis mellifera mellifera est l'abeille indigène ouest-européenne. L'apparition de la lignée (dite "M") résulte d'une succession ancienne de migrations et de zones refuges liées aux glaciations et aux variations climatiques dont l'Europe a été le théâtre jusqu'à nos jours.
La zone de répartition naturelle observée s'étend au Nord jusqu'à la moitié de la péninsule scandinave, au Sud jusqu'à la méditerranée (jusqu'en Espagne au Sud-Ouest et le Nord de l'Italie au Sud-Est), l'océan Atlantique à l'Ouest et jusqu'en Russie à l'Est.
C'est dans cette aire de répartition qu'elle a développé les caractéristiques qu'on lui connaît jusqu'à aujourd'hui :
- Corps sombre, souvent noir, pileux et trapu.
- Grande ardeur à butiner même par temps pluvieux ou frais.
- Résistance et longévité.
- Ponte de la Reine sensible aux conditions (ajustements et ruptures plus fréquents)
- Démarrage progressif au printemps dit "prudent"
- Frugalité dans la consommation de réserves
- Forte utilisation de la propolis
- Colonies de tailles variables
- Comportement défensif plus fréquent
- Langue plus courte que les autres lignées
- Cycles de couvains très différents d'une région à l'autre en fonction des écotypes locaux adaptés aux miellées locales...
Ces caractéristiques résultent d'une longue sélection (50 millions d'années) qui, saisons après saisons, a engendré une évolution génétique graduelle : les colonies présentant les traits les plus efficaces dans cet environnement donné ont survécu, se sont reproduites. Les traits se retrouvent donc en plus grande proportion dans la génération suivante, sur laquelle la sélection s'opère toujours. Etc...
Depuis la modernisation de l'apiculture, les sélections, les échanges de reines, la vente d'essaims, les expérimentations multiples dans le domaine ont mené à la situation actuelle. Il y a eu en fonction des régions et des croyances des importations massives d'abeilles de lignée C (italienne, carnolienne, buckfast), de lignée O (caucasienne), et même plus récemment, au sein des nouvelles buckfast, de plus en plus de marqueurs de lignée A (africaine) (voir travaux de Lionel Garnery, chercheur au CNRS). En un siècle, mais plus intensivement ces trente dernières années, l'apiculture a créé un patchwork génétique impressionnant.
C'est grandement lié à la filière, et surtout au fonctionnement de l'abeille qui fait de l'apiculture un élevage très différent des autres (ovins, bovins, volailles...). Les éleveurs d'abeilles, donc les apiculteurs, sont tributaires des modalités de reproduction de l'insecte qu'ils élèvent. Les mâles participent pour 50% à la génétique de la population d'ouvrières, et à la génétique des potentielles reines de la génération suivante. Ce qui induit que, même si on élève des reines et à moins de pratiquer l'insémination artificielle, on ne peut contrôler que 50% de la génétique du cheptel.
==> Vous avez senti déjà le problème se profiler : les importations massives de colonies italiennes, carnoliennes, buckfast etc... engendrent de forts taux "d'introgression" génétique. En termes simples : chaque reine noire qui sort en vol nuptial revient chargée d'une quinzaine de spermes différents provenant de mâles issus de colonies de souches différentes (qui voyagent à + de 10 km de leur ruche), souvent métisses elles-mêmes. Et ce à une échelle inquiétante, au point que plusieurs conservatoires de l'abeille noire ont été développés, pour essayer de conserver du mieux qu'ils peuvent l'abeille noire, son génome et ses caractéristiques. Avec un succès mitigé tant il est difficile de mettre en place les mesures nécessaires.
Comme il a souvent été mentionné, le frère Adam, créateur de l'abeille Buckfast, a écrit à plusieurs reprises que la disparition de l'abeille noire serait une catastrophe.
Partie subjective :Au delà de l'aspect purement scientifique qui nous montre qu'il est urgent de s'intéresser à la conservation de l'abeille noire, abeille sauvage ou semi-domestique qui peuple l'Europe depuis bien plus longtemps que l'Homme, je le rappelle (1 million d'années versus 100 000 ans), je pense qu'il y a une dimension hautement symbolique dans l'affaire.
Il est encore temps de prendre conscience de l'importance d'un patrimoine naturel hérité dont la valeur est à mesurer ! Cette abeille, c'est l'abeille qui a vécu avec les Hommes depuis leur arrivée sur le continent. C'est celle qui a toléré la cueillette d'abord, non sans piquer pourtant. C'est celle qui a vécu dans les forêts, encore aujourd'hui parfois. C'est celle qu'ils ont longtemps étouffée pour profiter de ses trésors. C'est celle qu'ils ont élevée aussi, derrière chez eux et sur les coteaux. C'est celle qui a établi une relation tellement intime avec les fleurs, chacune rivalisant dans l'élaboration de stratégies époustouflantes, qu'elles sont sœurs. L'abeille locale a au moins autant façonné nos paysages que les Hommes avec elle.
Et bien sûr, que chacun peut bien élever les abeilles qu'il veut. Bien sûr aussi, qu'on n'est pas un criminel parce qu'on élève telle ou telle abeille. Mais il faut avoir une conscience globale de l'impact de nos choix sur les autres, et sur l'environnement. Ce n'est pas dans un esprit de guerre de clocher que j'écris. Je pense simplement qu'il serait bon qu'on n'entende plus, partout, tout le temps dans le monde de l'apiculture, qu'il n'y a qu'une bonne option, c'est l'abeille Buckfast, parce qu'elle produit. Parce qu'elle ne pique pas. Parce qu'elle s'adapte bien aux ruches Dadant, qui s'adaptent bien aux apiculteurs.
Si vous êtes sensibles à ces sujets, pensez en ces termes : chaque colonie que nous possédons va produire des mâles qui féconderont les reines du voisin, les colonies sauvages, et vos propres reines. Et vice-versa, bien sûr.
Je finirai en partageant un ressenti, non chiffré donc discutable : en 9 ans d'apiculture dans mon coin, j'ai vu la proportion d'abeilles hybrides ou buckfast exploser dans les essaims que je piège, ou cueille. Et en résultat, de l'hybridation de mes propres colonies sur mes ruchers.
"Chacun fait comme il veut", et moi je veux prendre position.
Cela ne fait pas de moi un juge : je présente simplement les choses de mon point de vue, un peu partisan
Tous les avis seront accueillis avec ouverture.
Merci pour la patience d'avoir lu le pavé...
Polo