Message#1 » mar. juil. 02, 2019 10:24 pm
Les abeilles et moi !
Je ne savais pas que s'occuper d'abeilles pouvait donner autant de travail et de responsabilités !
Dans ma candeur d'écolo sur le retour, je ne voyais que des petites butineuses allant de fleurs en fleurs, pollinisant ainsi les arbres et les légumes de mon jardin. Elles rentraient ensuite dans leur petite maison, le travail accompli, fabriquer le miel avec le nectar des fleurs et les grains multicolores de pollen. J'arrivais alors, avec ma tenue de cosmonaute, l'enfumoir à la main pour prélever gentiment le surplus de leur réserve ! Le miel coulait ensuite à flots, des rayons dorés, dans des pots alignés sur l'étagère de ma cuisine.
Je disais à qui voulait l'entendre, que j'aimerais bien posséder une ruche tranquille au fond de mon jardin !
Ces petites bestioles sociales, munies d'antennes sensibles et fonctionnant en communauté de sœurs, ont sans doute des facultés insoupçonnées. Je pense qu'elles ont compris ou senti que l'endroit idéal, pour s'installer, c'était chez moi !
Leur stratégie, bien pensée et construite, se prépare depuis plusieurs années.
Une première horde venue de l'ouest, se lance en 2013.
Auparavant, quelques éclaireuses font des visites sur mon jardin. Il y a des arbres fruitiers, pruniers, cerisiers, abricotiers et autres figuiers. Quelques essences sauvages locales, thym, lavandes, romarins récupérés ici et là dans la nature, des graminées sauvages laissées debout. Un potager naturel envahi d'herbes dites mauvaises, un peu sauvage lui aussi. Pas d'odeur de pesticide et un jardinier, d'un certain âge, adepte depuis 50 ans d'une façon naturelle de cultiver son jardin. C'est un original !
Il utilise une grelinette pour travailler la terre, sorte d'engin à dents verticales et à deux manches. Il met de la paille partout. Il laisse fleurir le liseron et le chiendent. Il ne fait pas, comme les autres jardiniers d'ici, le ruisseau plein d'eau, avec les plants sur les bords...
Il sera donc facile de le convertir et de le manipuler ! Mais il faut procéder avec méthode.
On fait une tentative timide en lui présentant un joli petit essaim gros comme un ballon de handball placé bien en vue sur le prunier. Il est ravi de voir l'apiculteur qui est venu, à la nuit tombée, avec son engin à fumée, récolter ces quelques milliers d'abeilles. Il s'est même fait piquer 2 ou trois fois en l'aidant à tenir la ruchette piège !
L'année suivante une horde plus importante vient se poser et recouvrir le moteur de la pompe d'arrosage. Il sait que les abeilles en essaim ne sont pas agressives. Alors il se lance ! Il prend une boite en carton, et y découpe un trou en bas. Il pose cette ruchette sommaire devant et voit avec ravissement une longue colonne d'abeilles entrer dans ce refuge provisoire. Ah ! Si j'avais une ruche... j'aurais pu mettre tout ce petit monde à l'abri dans mon jardin ! L'apiculteur du coin viendra ramasser sans problème cette colonie nouvelle, bienvenue dans son rucher.
La stratégie des abeilles noires se déroule comme prévu. Le piège se met en place peu à peu. Il faut lui faire envie, à cet homme !
On lui met une colonie dans un évier retourné chez sa belle-mère, la maison à côté. Il est ravi de voir le manège des abeilles qui rentrent et sortent par le vieux siphon en plomb. Il les protège de la chaleur, il les défend du frelon asiatique, il les recouvre d'un isolant pour l'hiver. Il se renseigne sur la façon de transporter cette ruche originale sur son terrain. En prévision, il s'équipe d'une combinaison munie d'une grille. Il fabrique lui-même une petite ruche qu'il place à côté de l'évier-ruche en espérant voir la colonie s'y installer. Il ne sait pas que le varroa, acarien décimeur de ruche, va s'installer dans le couvain de ces abeilles et tuer les nymphes. La colonie va mourir faute de nouvelles naissances.
Au printemps il constate avec tristesse la disparition de toute la colonie. Mais, avant de mourir, les dernières occupantes avaient reçu, de je ne sais pas qui, la consigne de laisser un appât. Cinq ou six kilos de miel dans les rayons abandonnés que le jardinier, avide et gourmand, s'empressa de presser, filtrer et distribuer à sa famille. La cire restante fut fondue dans un cérificateur solaire fabriqué à cet effet et servit à enduire l'intérieur d'une deuxième ruche construite au cas où...
On laissa ainsi deux ans, ce pauvre homme se lamenter de ne plus voir d'abeilles dans son rucher neuf pourtant si bien installé, parfumé à la cire chaude, à la mélisse et beaucoup d'autres crèmes "attire abeilles".
La victime choisie par la grande autorité des abeilles sous l'égide de la biodiversité, est maintenant mûre ! Il suffit d'un rien pour l'embrigader.
Il faut lui faire croire qu'il est malin, courageux et intrépide. On lui présente alors un pauvre essaim abandonné dans un parking triste de Narbonne. N'écoutant que son courage, le bon samaritain, va sauver ces pauvres petites abeilles de la destruction. Il ramène fièrement ces rescapées capturées au péril de sa vie, soigne ses piqures qui ne sont pas graves dit-il à l'entourage admiratif, et les installe à l'endroit idéal de son jardin.
Ça y est, il est pris ! Il devient responsable de cette colonie qu'il faut déclarer aux autorités, aux assurances. Il doit observer, surveiller, traiter, nourrir, protéger du chaud et du froid. Éliminer les frelons. On lui fait peur en lui disant que s'il ne traite pas contre le varroa, sa colonie ne passera pas l'hiver ! Il faut s'équiper de la tenue de protection, préparer l'enfumoir, mettre un masque, choisir le moment propice où les butineuses sont dehors. Il faut ouvrir en décollant les éléments soigneusement calfeutrés par les cireuses à la propolis et, sur ces pauvres bestioles affairées à leurs tâches diverses, il faut verser de l'acide oxalique et formique ! Attention pas sur la reine ! On compte ensuite les varroas morts sous la ruche et selon leur nombre on recommence deux ou trois fois l'opération.
Au printemps suivant, la colonie a survécu mais elle n'est pas très active. La reine devait être âgée et avait sans doute épuisé sa réserve de sperme. Mais les survivantes vivotent et le jardinier devenu apiculteur s'en contente. Il espère que, la nature faisant bien les choses, elles élèveront une autre reine et la vie reprendra.
Mais l’activité baisse de jour en jour. Il se fait du souci, se tourmente, cherche sur les sites spécialisés, pose des questions aux spécialistes. Il en fait même venir pour voir sur place comment réveiller cette colonie. On lui fait peur ! Il faut sortir les abeilles, les jeter dans un seau, les verser dans une autre ruche ou, trouver la reine, la tuer !, diviser la ruche en trois parties, en mettre une à trois kilomètres l'autre enfermée dans la cave 3 jours !... C'est trop compliqué pour lui. Ce n'est pas ce qu'il avait rêvé !
C'est alors que, dans sa grande sagesse, l'éternel des abeilles tenta un dernier coup.
Un essaim bien constitué est envoyé subrepticement envahir une ruche vide placée à côté au cas où.
L'apiculteur en herbe est ravi. Il recommence tout ce qu'il faut faire, comme précédemment. Nourrir, protéger, traiter etc...
En même temps, il fabrique une autre ruche au cas où...
Les chefs des abeilles locales se passent le mot et envoient, pour tester la capacité apicole du propriétaire, un petit essaim, placé exprès, sous cette ruche pour voir comment il se débrouillera pour le mettre au bon endroit et dans le bon sens.
Le pauvre homme, stressé mais responsable, agit comme il peut, la nuit, tout seul et remet les choses dans l'ordre.
Alors on peut lui en envoyer autant qu'on veut, se disent-ils !
Quelques dizaines de milliers sur un de ses arbres, dans une boule grosse comme un ballon de handball feront l'affaire. Il apprendra comment il faut faire tomber la grappe et sa reine dans la boite puis placer la nouvelle ruche ailleurs.
Ça marche ! Il est 3 heures de l'après-midi. Il fait très chaud. Il va se débrouiller seul, il court partout pour chercher l'escabeau, l'échelle, la brosse à abeilles, les sécateurs. Il sue sous sa combinaison. Il crie de loin à sa femme "je suis en train de capturer un essaim !" Qu'est-ce que tu dis ?.. Attention tu es plein d'abeilles ! Ne me rentre pas ça dans la maison !
Tout se passe très bien. Sagement, les abeilles ont réintégré la ruche et sont maintenant placées à côté des autres.
Fin juin, la période des essaimages est terminée. Ouf on va respirer, se calmer, préparer la saison d'été et d'automne.
Un bourdonnement intense, suivi d'un nuage d'abeilles passe sur mon jardin et se perd à l'horizon. Ouf, il ne s'est pas arrêté ici ! Je sors sur la route et je vais vérifier au loin. Il est parti ! Tant mieux et heureusement !
Je rentre dans mon jardin pour un dernier tour avant le repas du soir.
Il arrive parfois que le regard qu'on porte sur son environnement détecte sans chercher, un quelque chose d'inhabituel, une image changée, une couleur, un bruit différent. Cette tâche grisâtre au milieu des feuilles ! C’est une branche morte ? Un oiseau ? Mais ça tremble, ça vibre, c'est vivant. C'est gros comme un ballon de foot. Non ! Encore un essaim ! Pas de répit pour le jardinier devenu apiculteur malgré lui ! Et on recommence. La tenue de protection, la boite, l'escabeau, etc...
Je n'ose plus sortir ! Je baisse la tête en passant près des arbres pour ne pas voir encore une autre boule grise ! Elles me surveillent ! Me guettent. Elles sont même anormalement douces, plus une piqure ! Dès que je m'approche du rucher, elles envoient des parfums de nectar et même d'hydromel ! On t'aime ! On t'aime ! disent-elles, en voletant autour de moi. Mais les fleurs, si nombreuses au printemps, se sont séchées, il n'y a plus grand chose à butiner. Alors en bon père de famille, je leur verse un peu de sirop dans une écuelle posée sur la plage d'envol. Un demi-verre est terminé en une heure à peine ! J'arrose abondamment les lavandes pour qu'elles distillent encore un peu de nectar. N'oublions pas l'eau dans les abreuvoirs à poussins que j'ai installés en nombre devant le rucher.
Aujourd'hui, 34° à l'ombre dès le matin, un nuage d'abeilles vient de passer ! J'ai l'habitude. Je ne les regarde pas, je les ignore. Mais du coin de l'œil je les surveille. Il semble que ça passe ailleurs ! Je n'ai plus de ruche ni ruchette ! Je regarde quand même dans mon atelier si une boite en carton ne pourrait pas à l'occasion faire l'affaire. Et voilà ! J’ai encore préparé une ruchette de fortune, au cas où...
Vous voyez bien qu'elles me tiennent ! Je comprends, maintenant, pourquoi les éleveurs d'abeilles qui racontent leur vie sur les sites spécialisés, sont si passionnés !
Mais je suis vieux ! J’ai eu suffisamment de passions dans ma vie. Serait-ce la dernière? Il faut que je m'en défende. C'est un peu trop physique, les ruches sont trop lourdes pour mes reins ! Toute action dans cet environnement est sujette à stress, à sueur.
Maintenir en bonne santé ces multitudes de petites vies en danger est un combat permanent et angoissant. Elles ont pourtant résisté à tout au cours des millions d'années de leur existence.
Mais, le jardinier au naturel, apiculteur en herbe, lui, il croit être le sauveur de l'espèce ! Le protecteur de la biodiversité.
Mais, sait-il que c'est la survie de sa propre espèce humaine que les abeilles, dans leur grande sagesse acquise au cours des millions d'années, ont décidé d'assurer, sans qu'il s'en doute, en colonisant l'humanité pour la mettre à leur service !
Un colonisé Serge Ponomareff